Interview1 a Samuel Poos2
Entrevue et edition par Stephane Laurent3
Stéphane Laurent (SL) – Samuel Poos, vous êtes coordinateur du Trade for Development Center, pourriez-vous nous expliquer ce qu’est cette institution et quels sont ses champs d’intervention?
Samuel Poos (SP) – Il s’agit d’un programme hébergé au sein de l’Agence belge de Développement, la coopération technique belge. Nous faisons partie des pouvoirs publics et nous avons un double objectif: promouvoir le commerce équitable et durable, à la fois en Belgique et dans les pays prioritaires pour la coopération belge, et améliorer l’accés au marché des petits producteurs. On développe toute une série d’activités: le financement de projets mis en oeuvre directement par des organisations de producteurs dans le Sud; nous avons également développé un programme de coaching en marketing: des coachs professionnels sont envoyés former des coopératives au marketing stratégique et opérationnel, pour qu’elles puissent avoir un meilleur accès au marché. En Belgique, le TDC mène toute une série d’activités de promotion du commerce équitable, que ce soit notamment via la coordination de la Semaine du commerce équitable, l’animation d’un inter-groupe parlementaire dans le cadre duquel le TDC échange régulièrement avec des parlementaires pour faire avancer le commerce équitable au niveau législatif.
SL – Donc vous avez un travail que l’on peut caractériser comme s’encadrant dans la coopération au développement – un travail directement en appui aux groupes de producteurs, mais aussi un travail de sensibilisation auprès de la population en général, et encore un travail que l’on pourrait qualifier de plaidoyer, d’influence politique auprès des instances qui ont un pouvoir de décision. Pour vous, comment ces trois dimensions s’articulent-elles, sont-elles trois dimensions qui sont compartimentées ou qui s’alimentent les unes avec les autres?
SP – Elles s’alimentent les unes les autres, Le fait de bien connaitre la situation des producteurs dans les pays du Sud via nos appuis nous permet de bien orienter les campagnes de sensibilisation et d’assumer, par certains aspects, un rôle de regard critique sur les évolutions du commerce équitable, sur les évolutions de certaines certifications
SL – Pour vous il y a un lien direct entre votre travail de sensibilisation auprès des populations en Belgique ou au niveau européen, et le travail de coopération?
SP – Oui, tout à fait, ces activités sont complémentaires. Prenons la thématiques de l’or équitable comme exemple. Nous avons financé une étude de faisabilité pour voir s’il était intéressant de développer des standards internationaux au niveau de l’or équitable. Ensuite, nous avons soumis ce travail à la Fair Trade Foundation4 et à Fairtrade International5 qui ont validé le fait que cela valait la peine de les développer. Nous avons par la suite renforcé les capacités de la première coopérative de mineurs artisanaux à être certifiée, puis nous avons financé une étude de marché sur l’or équitable au niveau européen. Par après, nous avons financé un reportage sur l’or équitable au Pérou qui a été diffusé à la télévision en Belgique, et, finalement, nous sommes maintenant en contact avec 17 bijoutiers pour les aider à communiquer auprès de leurs clients sur les conditions de travail des producteurs du Sud et sur les avantages que leur procure le commerce équitable. Donc notre action s’étend de l’appui aux producteurs à la sensibilisation des citoyens, mais aussi des acheteurs, des distributeurs de l’or équitable, en passant par la réalisation d’études de marché pour en avoir une meilleure connaissance.
SL – … des opérateurs économiques aussi comme cible du travail de sensibilisation. Au CIDAC nous nous rappelons toujours d’un texte qui avait été écrit il y a une décennie par Angelo Caserta dans la revue ‘Antipodes’ de ITECO et qui s’appelait «Les deux âmes du commerce équitable»6 et qui, d’une certaine manière, soulevait le problème du changement dans le secteur du commerce équitable où les acteurs de plus grande taille, les acteurs historiques, bien souvent les importateurs, opéraient un repli sur eux-mêmes, sur les activités plus commerciales, délaissant les activités de sensibilisation, considérées comme étant de la responsabilité des ONG, vous avez constaté ce processus?
SP – Oui, tout à fait. C’est l’orientation de la grande distribution ou des acheteurs de produits équitables qui écoulent leurs produits dans la grande distribution, et qui apposent le label Fairtrade ou Max Havelaar plutôt dans cette optique-là. Pour eux, c’est déjà bien d’acheter les produits équitables de les mettre dans leurs rayons. Ils considèrent que c’est aux ONG de faire le boulot de défricher un peu le secteur et de développer de nouvelles filières. Une fois que ces filières sont matures, les acteurs de la grande distribution peuvent s’en saisir et en intégrer les produits dans leurs rayons sous leur propre marque. Cela créée aussi une certaine concurrence entre ces acteurs, qui ne font pas ce travail de plaidoyer ou de véritable travail de coopération au sens large, et les ONG du style Oxfam-Magasins du monde, qui font un travail plus en profondeur, qui importent et distribuent les produits, assistent les producteurs du mieux qu’ils peuvent, et mènent un travail éducatif et de plaidoyer.
SL – Lorsqu’on évoque, par exemple, une polarisation entre, d’une part, un commerce équitable que l’on pourrait qualifier de palliatif parce qu’il ne questionne pas le modèle dominant, mais essaie plutôt d’adoucir les effets d’exclusion que le modèle de l’économie de marché génère et, d’un autre côté, un commerce équitable que l’on peut appeler de transformateur, parce qu’il questionne les causes et les sources du problème, vous pensez qu’il y a un certain bon sens dans l’évocation de ce modèle?
SP – Oui, tout à fait, le commerce équitable aujourd’hui est multiple. La philosophie des pionniers est toujours bien présente. Elle questionne via le commerce équitable, le mode de fonctionnement du commerce international, crée une alternative; mais un autre type de commerce équitable essaye, je dirais, simplement, mais entre guillemets, d’améliorer marginalement les conditions de vie des producteurs du Sud, sans rentrer forcément dans un rôle transformateur, au niveau social.
SL – Une question qui n’est peut-être pas très facile. Lorsqu’on se place dans l’optique d’un éducateur au développement, d’un acteur de l’éducation à la citoyenneté globale l’important serait que le changement de standard de consommation puisse reposer sur une compréhension profonde des injustices du commerce international, des assymétries entre le Sud et le Nord ou au sein des propres pays lorsque on parle des économies locales ainsi que sur une adhésion profonde, consciente, aux alternatives que l’on propose. Est-ce que vous pensez que dans le cas belge on en soit à ce niveau, … est-ce que vous pensez que les actes d’achat reposent sur une compréhension de ces injustices ou bien que le niveau de sensibilisation est toujours superficiel? Comment est-ce que vous situez l’évolution de la société belge dans son positionnement au regard du commerce équitable?
SP – On pourrait résumer en disant que les consommateurs connaissent superficiellement le commerce équitable, ils savent ce que c’est, que cela améliore les conditions de vie des producteurs du Sud ; mais seule un peu moins de la moitié se sent réellement concernée par le commerce équitable. Il existe une différence importante entre le taux de notoriété du commerce équitable (92% en Belgique) et le nombre de produits achetés. A peu près un tiers de la population achète de temps en temps un produit du commerce équitable. En 2015, les ventes de produits équitables se sont élevées à 137 millions d’euros en Belgique, soit 12,15 euros par habitant. Il y a moyens de faire mieux. Il faut aussi noter que certains achètent des produits de commerce équitable sans vraiment s’en rendre compte. Dans certains supermarchés, les bananes équitables sont placées de manière idéale, au niveau des yeux dans les rayons. Certains les achètent sans vraiment en être conscients…
SL – Oui, commercialisées sans distinction spécifique…
SP – Oui, parce que ce sont des bananes bio aussi…
SL – Il est toujours plus facile de vendre sur l’argument “c’est bon pour ma santé” que sur l’argument “c’est bon pour la planète ou c’est bon pour les autres…”
SP – Ça c’est clair, c’est évident…
SL – Dans votre opinion, acheter équitable c’est une forme de coopération?
SP – C’est une forme de solidarité internationale, de justice sociale : payer les produits que l’on achète au juste prix, au prix auquel les produits devraient revenir en tenant compte des conditions sociales de production du respect de l’environnement. Mais ça, ce n’est pas non plus forcément toujours le cas dans le commerce équitable. On ne peut pas dire que le prix minimum pour certaines catégories de produits soit vraiment le prix juste en termes sociaux et environnementaux. Je pense au cacao, dont le prix minimum garanti par la filière certifiée ne permet toujours pas aujourd’hui, selon pas mal d’études, aux paysans qui cultivent le cacao de sortir de la pauvreté. Il faudrait aller bien au-delà pour que ce soit le cas. C’est juste un petit plus, un mieux.
SL – Pourriez-vous nous parler de la Semaine du Commerce Équitable?
SP – Oui, cette campagne de sensibilisation existe maintenant depuis 2002 en Belgique. Son objectif est triple: attirer l’attention des médias sur ce type de commerce, stimuler la société civile à organiser un maximum d’évènements de sensibilisation, et créer un moment où tous les acteurs du commerce équitable communiquent ensemble… Chaque année, environ 200 évènements sont organisés dans notre pays. Depuis l’an dernier, la campagne a été modifiée et s’est donnée comme objectif de faire, d’ici 2020, de manière symbolique un peu comme le Pays de Galles l’a fait, de la Belgique le pays du commerce équitable. 7 critères ont été définis pour pouvoir y arriver, allant du niveau de conscientisation de la population, jusqu’à la consommation moyenne par habitant de produits équitables. Mais nous voulons également, en collaboration avec la campagne Fair Trade Towns, parvenir à au moins 51% de municipalités belges déclarées communes du commerce équitable. Et nous travaillons aussi au niveau des provinces…
SL – Dans une initiative comme la Semaine du Commerce Équitable vous collaborez avec des organisations de la société civile, c’est une collaboration?
SP – Oui, tout à fait. Les dates sont fixées au niveau nationale. Le TDC finance une belle campagne médiatique, pour faire “du bruit”, et soutient un maximum d’initiatives de la société civile via différents appels à projets auxquels peuvent répondre des associations qui ne travaillent pas habituellement sur le commerce équitable. Celles-ci peuvent recevoir jusqu’à 4000 euros pour développer une activité de sensibilisation pendant la période spécifique de la Semaine du commerce équitable. Les ONG classiques comme OXFAM-Magasins du monde ou leurs équivalents en Flandres, ou encore Fair Trade Belgium, développent leurs propres activités durant cette Semaine du commerce équitable. Il existe d’ailleurs une certaine concurrence entre les différentes organisations pour voir qui va passer le plus dans les médias. Cela crée une émulation, et donc le consommateur peut voir un maximum d’activités et d’initiatives de promotion du commerce équitable un peu partout en Belgique.
SL – Lorsqu’on évoque la coopération au développement, notre système de représentation s’inscrit aussitôt dans les relations Nord-Sud. Lorsqu’on pense commerce équitable le plus souvent aussi on s’inscrit dans une perspective Nord-Sud. Cependant, ces derniers temps, on a vu se développer un commerce équitable «Nord-Nord». Les acteurs sociaux et les consommateurs prennent conscience des problèmes rencontrés par nos producteurs. Est-ce que c’est une réalité au sein du Trade for Development Center aussi ?
SP – Formellement le TDC ne «doit» pas trop s’occuper de cette problématique, car l’action du Ministère de la Coopération au Développement et de son agence est dirigée vers le Sud, mais nous avons quand même mené un travail de sensibilisation des acteurs pour que la notion de commerce équitable soit aussi adaptée aux agriculteurs belges et européens. D’ailleurs, Oxfam-Magasins du monde ou la petite fédération belge du commerce équitable se positionnent favorablement par rapport à cette problématique du commerce équitable «Nord-Nord». Au nord du pays, ce n’est pas encore le cas.
SL – En Flandres?
SP – Oui, exactement. Dommage, car les magasins du monde sont des magasins du monde, et pas uniquement du Sud, donc c’est la même démarche, c’est la même.
[1] Interview réalisée par skype le 8 février 2017.
[2] Actif depuis plus de 20 ans dans le domaine du commerce équitable : responsable du travail avec les organisations de producteurs partenaires de Oxfam-Magasins du Monde (1996-2000). Coordinateur du Fair Trade Centre – International House, puis Max Havelaar à Bruxelles (2001-2005). Coordinateur du Trade for Development Center – Agence belge de Développement dès 2005.
[3] Membre de la Direction du CIDAC, travaille au CIDAC depuis 1999, dans le champ de la cooperation et de l’éducation au développement et sur les axes d’intervention dédiés au commerce équitable, à l’économie solidaire et à la souveraineté alimentaire.
[4] Membre britanique de Fair Trade International
[5] Organisation mettant en oeuvre le principal système de certification dans le cadre du commerce équitable.
[6] Antipodes (161-162), Jul-Set. 2003.